Catherine Macchi

Surnaturel

Julien Bouillon est un observateur attentif des problématiques qui animent les débats de l’art contemporain. L’intérêt qu’il porte aux signes à travers lesquels l’art se manifeste, est mu par une curiosité naturelle en même temps que par un souci éthique. Ce regard inquiet, parfois critique, qu’il pose sur le présent de l’art détermine dans sa pratique un détachement du faire. L’artiste dit fréquenter l’atelier avec inconstance, on l’y trouve pourtant assez régulièrement. Sans doute préférerait-il produire en réponse à une situation d’exposition. En attendant que vienne l’opportunité, il réalise des pièces sporadiquement. Il s’agit de ne pas céder à la compulsion, de substituer au plaisir de faire un principe d’économie qui permettrait au discours de se constituer dans une dimension intellectuelle et poétique. L’hétérogénéité des propositions de Julien Bouillon, leur raréfaction aussi, viennent de la volonté de prévenir le travail de toute réification. Dans sa stratégie touche à tout, Julien Bouillon adopte une attitude faussement désaffectée qui pourrait bien faire écho à cette réplique de Carpenter, un personnage de Laura (1944) d’Otto Preminger qui déclarait : “Je suis très calé en rien, mais j’ai des idées sur tout, je crois que c’est très pratique en fin de compte.” L’artiste met en avant deux points dans son attitude : la suppression du style et la non-spécialisation. Il n’entend pas élaborer un corpus d’œuvres cohérent qui miserait sur des principes de répétition plastique. Ce qui fonderait son travail se situerait plutôt du côté de l’autonomie du discours dont naissent les travaux. Les approches les plus différentes (photographie, vidéo, installation, sculpture) sont envisagées dans le seul but de servir le propos. Le discours qui lie les pièces est souterrain, souvent insaisissable. Investi d’une forte charge irrationnelle, il fonctionne à retardement à la manière d’un virus qui viendrait désorganiser un système vivant. Chaque pièce naît ainsi d’une motivation secrète qui excède souvent la réalité de l’art au profit d’un regard sur l’Histoire. Si certaines peuvent apparaître comme des commentaires cyniques ou désenchantés vis à vis des symptômes de la scène artistique, à la manière de ce papier peint intitulé Surface (2002) qui donne à voir le dessin numérique d’un épiderme infesté de bubons, d’autres fouillent plus en avant dans les sales histoires du monde. Elles engagent la responsabilité politique, au sens large, de l’artiste, son rapport au réel tout en ne l’illustrant jamais. Ainsi Schamallow Stadium, avec son revêtement en polystyrène lissé à l’extrême, est à première vue une sculpture séduisante. Sa texture proche d’un ruban de guimauve et ses couleurs acidulées oscillent entre adhésion et critique du fun ambiant. Puis de la forme du stade remontent à la mémoire les images sinistres de l’Histoire, celles d’une réalité autoritaire et concentrationnaire.
Caché derrière un effet de surface des images, ce métadiscours se dérobe habilement à la compréhension. Seuls quelques indices énigmatiques et inquiétants parviennent à l’esprit, comme la police de caractère qui décline ce texte : Baskerville … Ainsi donc les images produites par l’artiste se présentent-elles comme autant de territoires glissants à la manière de cette vidéo en images de synthèse, intitulée Double Vega , dans laquelle une courte séquence montée en boucle renouvelle sans fin la chute d’un dé. Hormis le titre qui englobe la réalité d’une constellation et le fantasme d’une ville où règne le jeu de hasard, aucune anecdote n’est livrée. Le dé qui porte sur ses faces une numérotation aberrante interpelle le regardeur de manière parfaitement incompréhensible comme certains signes du réel, mais aussi de l’art.

On trouve une ambiguïté du même ordre dans une série de photographies où l’artiste travaille la notion de hors champ. Les sites paysagers élus ici sont à la fois des panoramas et des points névralgiques de l’histoire de l’ancien Comté de Nice. Qu’il soit en couleur ou en noir et blanc, chaque tirage se dérobe à sa nature, rejouant soit la photo noir et blanc, soit le négatif. L’effet qui en résulte est celui d’une image surnaturelle. Hauts lieux de mort et de chute des corps, devenus des vedute touristiques, ces paysages ainsi photographiés ont l’opacité de la peinture. Ils se donnent à la manière de décors vides, empreints de gravité, qui pourraient être ceux de tableaux renaissants. L’Aven de la Charogne à Caussols, gouffre noir et béant modelé par le cours de l’eau, où venaient s’abîmer moutons et autres bêtes infortunées, est montré comme un espace sans horizon par l’intermédiaire d’un cadrage en plongée. Inversement, le Saut des Français à Duranus est cadré en contre-plongée soulignant ainsi le dernier mouvement d’ascension des jeunes révolutionnaires français avant leur mort, faits prisonniers par les Barbets qui leur ordonnaient de sauter dans le précipice au nom de la République. La nécropole moderne désolée, située le long de la route de Grenoble à la sortie de Nice, avec ses alvéoles en attente est perçue comme un lieu fantomatique vers lequel l’objectif plongerait irrémédiablement. Une même dimension mortifère est contenue dans le cadrage photographique très serré de la colline du château à Nice dont les éclairages nocturnes spectaculaires virent au verdâtre. Ancien espace offensif, pris d’assaut à plusieurs reprises, lieu de multiples morts violentes, mais aussi belvédère sur la ville et la mer, le site domine un monument aux morts à l’architecture terrible, en même temps qu’il veille sur Notre-Dame des Fonds Marins engloutie à quelques mètres de là. Le hors champ de ces deux éléments, en même temps que l’histoire complexe dont l’image est issue, donnent au cliché une intensité dramatique d’autant plus insidieuse qu’elle nous parvient cryptée.

Catherine Macchi, 2004