Joseph Mouton – Interview

Interview de Julien Bouillon par Joseph Mouton

Joseph Mouton : — Cher Julien, est-ce que la série sur laquelle tu travailles actuellement a quelque rapport avec « la Mort de la Peinture » ?

Julien Bouillon : — Ah non !… (rires) pas ce genre de questions, s’il te plaît !

J. M. : — Je ne la pose que pour te permettre éventuellement d’écarter toi-même certaines mauvaises interprétations.

J. B. : — Trop aimable ! Il se trouve en réalité que je n’ai pas pratiqué la peinture pendant de nombreuses années. Lorsque j’y suis revenu récemment d’une certaine manière , c’était avec l’idée d’en tester pour moi l’effectivité — la vie , si tu préfères — non sans la « naïveté » qui accompagne nécessairement la pratique dans ces cas-là. Mais la raison historique qui m’a conduit à reprendre la peinture n’a rien à voir, dans mon esprit, avec les tartes à la crème de la peinture toujours/déjà morte et déjà/toujours ressuscitée. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est un rapport de la peinture à la photographie… Je sais que ça ne date pas d’hier…

J. M. : — Justement, tu me parlais l’autre jour de « photographisme » par opposition au pictorialisme : par renversement du pictorialisme . J’ai envie de te demander ou tu veux en venir avec ce « photographisme », et donc avec les peintures photographiées que tu désignes par ce terme dans ton travail actuel.

J. B. : — C’est assez difficile à expliquer, parce que le travail est assez neuf, et surtout, faute de moyens je n’ai pas pu voir jusqu’à présent ce que la série donnait à taille réelle, c’est-à-dire dans le format d’agrandissement prévu (1 m x 1 m). Parlons plutôt de mes intentions, si tu veux. J’aimerais d’abord que l’acte de photographier (rendu emphatique via l’agrandissement) fonctionne comme une coupure. Coupure entre le travail et le produit, entre la valeur cultuelle et la valeur d’exposition, entre le signe crypté et la marchandise. Bien sûr, on revient là aux problématiques benjaminiennes « classiques ». La différence, je veux dire — sans prétention — l’approfondissement dans lequel je crois me trouver objectivement, comme artiste du XXIème siècle, et subjectivement comme auteur de cette coupure interprétante, ça réside dans le fait que ce qui va advenir au tableau photographique pourrait s’appeler « valeur artistique » plutôt que « valeur d’exposition »…

J. M. : — Tu veux dire que le « photographier » assure au « tableau » sa « valeur artistique » ?

J. B. : — Oui. La valeur d’exposition, avec toute l’ambivalence dont elle se charge chez Benjamin, n’est plus vraiment à l’ordre du jour. En tant qu’elle s’est complètement incorporée à l’ oeuvred’art (« Il y a-t-il une oeuvre qui ne soit pas d’art ? » M. D.), elle s’identifie désormais avec le caractère artistique lui-même, le « ça vaut d’l’art » qui permet à n’importe qu’elle oeuvred’art de pouvoir s’échanger avec n’importe quelle autre. Du coup, la valeur auratique ne se distingue plus de la valeur d’exposition ; elle se confond plutôt avec elle pour rayonner d’art partout où de l’art vaut comme tel.

J. M. : — En instaurant cette coupure de la photographie…

J. B. : — … numérique, ce qui signifie qu’en droit, tout ce que l’on voit peut avoir été retouché sur l’écran de l’ordinateur. Pas d’agrandissement sans technique digitale.

J. M. : — Oui, oui. Je disais : en instaurant cette coupure de la photographie, tu l’exhibes aussi bien comme le nouveau sortilège dans lequel la pratique artistique ou soi-disant telle se trouve fatalement prise. Tu fais donc un travail critique. Tu déconstruis la « valeur artistique ».

J. B. : — Tu l’avais remarqué ?

J. M. : — Oui. Non, j’essaie de t’interviewer, simplement. Et si je t’interviewe, franchement, je vais te demander : « Mais à ce moment-là, pourquoi peindre d’abord ? Et qu’est-ce que tu peins ? »

J. B. : — La peinture est le médium de l’héroïsme moderne, mettons. C’est comme ça que je la prends ici en tout cas. Moi je repeins cet héroïsme moderne à l’échelle d’un tableautin, avec une miniaturisation des gestes telle que la peinture y est moins reprise que représentée. Pour les motifs, j’essaie de les chercher sur tout le spectre de la peinture qui s’est peinte à l’ère de sa valeur artistique universelle, soit au moment où elle vaut les installations, les photographies, les films, etc. D’où cette conséquence que mes motifs mini-picturaux pourront indifféremment se tirer des autres médiums artistiques de l’époque.

J. M. : — Est-ce que ça veut dire que tu es anti-héroïque ?

J. B. : — Pas vraiment. C’est plutôt mon « photographisme » qui, comme un sismographe enregistre des secousses anti-héroïques qui ne sont pas de mon fait. Quant aux agencements de motifs, lorsqu’il y en a, ils ressortissent apparemment au sampling ; mais je voudrais idéalement qu’on y pressente comme un cryptage. C’est pour ça que je parlais de « signe crypté » tout à l’heure. Ces peintures dérobent pour moi un point de fuite intra-artistique. Ça qu’on ne voit pas justement en elles. Mais je parierais qu’à ne pas le voir, on y entendra NON.

J. M. : — Non ?

J. B. : — Autrement dit, je pratique la soustraction, pas l’abstraction. De la négativité qui ordonne la soustraction dans ma pratique de la peinture, se déduit un certain éparpillement silencieux des motifs et des façons de les traiter ensemble ou séparément. De ce silence à son tour, se déduit peut-être la photographie, comme elle éloigne la peinture tout en lui redonnant quelque chose de sa dimension propre. De cet éloignement provient la valeur artistique (ici la valeur artistique ajoutée visiblement ), soit la beauté bourgeoise…

J. M. : — Et de cette « beauté bourgeoise » procède la valeur culturelle, non ?

J. B. : — Oui… (rires) oui, en effet, pourquoi pas !?

 

Nice, le dimanche 12 mars 2006