Maxime Matray

RICE COOKER

“Les piece sont séparer au nombre de quatre.
Composer le machine comme sur la figure de representation.
Envoyer le riz.”
Notice traduite du taiwanais

01. Le risotto est intéressant. A froid et à sec, une assemblée de grains de céréale, indépendant et séparés. Ils s’ignorent et glissent les uns contre les autres sans volupté ni projet. Sous l’effet de l’échauffement rapide d’un liquide qu’on lui adjoint, quelque chose d’intime va transpirer du riz, un genre de suée d’amidon, tant et si bien qu’après divers échanges chimiques avec l’agent, et l’ayant épaissi au passage, les unités finissent par s’agglutiner. Selon son épaisseur et son rôle tout au long de la cuisson (conduire et diffuser la chaleur, concentrer les saveurs par réduction, tenir ensemble et faire corps), cet agent change de morphologie. C’est tour à tour un bouillon, un jus, un lien.

02. Une exposition de groupe, pour être convaincante, doit être un risotto ; un arrangement spatial et temporel articulant les pièces comme le ferait un liquide synovial et répandant entre elles une espèce de sympathie gluante. Qu’on ne sache plus vraiment distinguer entre l’intimité de l’œuvre et le spectacle de son instrumentalisation, le dedans et le dehors.

03. Une exposition de Julien Bouillon ressemble à une exposition de groupe à un point tel qu’on dirait aussi un risotto. Ses objets, considérés dans l’engrenage du parcours proposé, signalent une communauté d’intérêts lointains. Ils couvent leur époque, tissent des ressemblances de famille, ils pointent une même vague direction mais ne sténographient rien du sujet singulier qui les aurait produits. La paternité s’en conjugue au pluriel et à la troisième personne. On flaire une grammaire mais on n’y décrypte aucun style, et pas même (surtout pas) ce pseudo-style “international” néo-pompier des magazines de papier peint.

04. Le style, ce pourrait être un trou par où l’ego fuit goutte-à-goutte, une brèche dans l’objet. Multiplié longtemps, ça finirait par faire une tache de moisissure sur la tapisserie des signifiants. Le faciès christique du sujet / artiste s’y discernerait.

05. Julien Bouillon colmate des brèches ouvertes par d’autres. Il laisse béer, le temps que ça rende un peu d’amidon, que ça prenne. Puis il obstrue parce qu’il y a quelque arrogance à conserver pareil étalage d’un fluide de soi. Il pratique un art braqué du côté du sur-moi, du socialisé sans bavure, du dégagement. Il le pratique comme un art martial, empruntant chaque geste à un catalogue de figures codifiées et classifiées, coordonnant des modules déjà moulés.

06. Ecrire là-dessus, la plupart du temps, consiste à jongler avec les modules, selon des règles tacites ; tacher de tenir leurs promesses de signifiance à leur place. Au final, devenir soi-même un module. Venir pour le risotto et donner un coup de main à la troisième étape de cuisson. Lorsque glue le lien.

07. Julien Bouillon, se comporte comme ce cavalier solitaire qui se contraint à parcourir l’échiquier sans jamais passer deux fois sur la même case. Il n’ignore pas que beaucoup de créatures ont déjà circulé sur toutes ces cases. Mais c’était d’autres pions. Et ils ne jouaient pas au même jeu.

08. La posture du “cavalier-seul” s’origine dans une défaite qu’il observa de loin. C’était à la bataille de Redondance. Il avait plu. Sous le faix des cuirasses surnuméraires et d’un arsenal pléonastique, la légion fatiguée s’était envasée avant d’avoir combattu.

09. Devant les œuvres de Julien Bouillon, si je voulais jouer au jeu de la médiation, au jeu des modules, je pourrais faire ceci, par exemple : déballer un peu la viande, balancer du corps malade, du corps en morceau, du corps rompu, du corruptible. J’amène l’hôpital, l’acné perce, je sors la lèpre. Je passe par Flaubert et La Légende de Saint Julien l’hospitalier. Je raconte l’exposition comme s’il s’agissait d’un vitrail de mon pays, ou comme la fable d’une béatitude. A l’envi, je convoque Duchamp puisque ça sent l’urine et l’émail. Je dis : « Le pistolet, à l’opposé de l’urinoir, déboute la volupté communautaire. C’est une bassine célibataire. » Etc.

10. On le constate, toute tentative de prendre autorité sur ces objets se fait sans leur coopération, voire contre eux, sous les quolibets. Le micro-putsch avorte vite et tourne en farce ridicule et hystérique. Quoique j’en dise, je demeure à côté de la plaque. Parce qu’ici comme dans un risotto, le centre (le communicable) n’existe nulle part, sinon passagèrement. Dès que je remue, il se déplace.

11. Mais si je ne remue pas, ça attache au fond… Quoi faire alors ?

12. Comprendre que cette scénographie invite au fantasme. Elle déploie un scénario auquel je me soumets en fonction et en direction de mon plaisir. Je suis là, devant une cosmogonie participative, diffractant les reflets d’un horizon troué de fiction. J’y insère ce que je veux, au bénéfice de ma propre jouissance, absolument détachée de celle d’autrui. Je la goûte autant que je le désire. Mais l’étaler en public ferait obscène. Ou vantard. Ou mesquin.

Maxime Matray, 2002